La prise en charge odonto-stomatologique chez la femme enceinte et allaitante
Introduction
La grossesse, bien qu’elle ne soit pas un état pathologique, s’accompagne de nombreuses modifications physiologiques et psychiques qui doivent être prises en compte dans la pratique de l’odonto-stomatologie. La prise en charge odonto-stomatologique de la femme enceinte nécessite des précautions spécifiques pour garantir la sécurité de la patiente et le bon développement de l’embryon puis du fœtus. Ces précautions concernent notamment la prescription médicamenteuse, la réalisation de clichés radiographiques, l’anesthésie, ainsi que les actes de restauration et d’endodontie, avec des particularités selon les différents trimestres de la grossesse. De plus, des mesures spécifiques doivent être envisagées lors de l’allaitement, en raison du passage de la plupart des médicaments dans le lait maternel.
I. Femme enceinte
1. Définition de la grossesse
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la grossesse se définit comme :
« Les 9 mois environ au cours desquels une femme porte l’embryon puis le fœtus qui se développe dans son utérus. »
Pour la plupart des femmes, la grossesse est une période de grand bonheur et de plénitude. Cependant, elle expose la femme et son enfant à naître à divers risques sanitaires, rendant un suivi médical par des professionnels qualifiés indispensable. La grossesse est classiquement divisée en trois phases, appelées trimestres, chacune associée à des modifications physiques spécifiques pour la mère et l’enfant.
- Premier trimestre : Période critique correspondant à l’embryogénèse et à l’organogénèse. C’est durant cette phase que la majorité des structures de l’organisme se forment, avec un risque accru d’atteintes morphologiques.
- Deuxième trimestre : Maturation des organes.
- Troisième trimestre : Finalisation de la maturation des organes.
La toxicité des médicaments durant la grossesse repose, entre autres, sur les particularités du système circulatoire fœtal.
2. Modifications physiologiques chez la femme enceinte
Durant la grossesse, plusieurs modifications physiologiques sont observées dans différents systèmes :
Modifications endocriniennes
Elles sont principalement dues à l’activité du placenta, qui sécrète trois types d’hormones majeures : œstrogènes, progestérone et gonadotrophines chorioniques.
Modifications neurologiques
Ces modifications se manifestent surtout au premier trimestre et incluent :
- Fatigue
- Vertiges
- Nausées et vomissements
- Anxiété
- Hypotension posturale et syncope (due à la compression de la veine cave inférieure)
Modifications cardiovasculaires
À partir de la 24e semaine d’aménorrhée (environ 6 mois), en position de décubitus dorsal, l’utérus peut comprimer la veine cave inférieure, réduisant le retour veineux et provoquant une hypotension maternelle, appelée « syndrome cave ». Une hypertension gravidique peut également être observée.
Modifications hématologiques
- Augmentation du volume des hématies
- Thrombopénie en fin de grossesse
- Neutropénie
- Carence en fer pouvant provoquer une anémie
Modifications pulmonaires
- Augmentation du débit sanguin pulmonaire
- Augmentation de la captation d’oxygène par minute
Modifications hépatiques et digestives
- Augmentation de l’appétit dès la fin du premier trimestre (+200 kcal/jour)
- « Envies » alimentaires, d’origine inconnue (hormonale, psychologique ou liée à la prévention des carences)
- Nausées et vomissements fréquents entre 4 et 12 semaines d’aménorrhée, généralement résolutifs spontanément
Modifications dermatologiques
Les changements endocriniens, métaboliques, immunologiques et circulatoires entraînent des modifications dermatologiques, comme l’hyperpigmentation corporelle (nævus).
Modifications ophtalmologiques
- Ptosis modéré
- Troubles de la réfraction (myopisation en fin de grossesse, réversible après l’accouchement)
- Hypoesthésie cornéenne, modification de l’épaisseur de la cornée et intolérance aux lentilles de contact
- Troubles transitoires de l’accommodation (presbytie)
Modifications psychologiques
La grossesse s’accompagne de transformations affectives liées aux changements corporels et aux réaménagements psychologiques de la puerpéralité, influencés par des facteurs hormonaux, neuropsychologiques, sociologiques et ethnologiques.
3. Manifestations buccales
Plusieurs pathologies bucco-dentaires peuvent survenir durant la grossesse, principalement en raison :
- D’une élévation du taux de progestérone, qui induit une vasodilatation générale, augmentant la perméabilité capillaire et rendant la muqueuse buccale plus sensible aux agressions.
- De changements alimentaires (quantitatifs et qualitatifs), avec une augmentation des prises alimentaires et une préférence pour les suc res et les aliments acides.
Gingivite gravidique
- Manifestation buccale la plus courante.
- Caractérisée par une inflammation gingivale associée à une hyperplasie, en phase avec les pics de sécrétion hormonale.
- Débute au deuxième mois, avec un pic au 8e mois, corrélée à l’hygiène bucco-dentaire.
- Réversible, disparaît après l’accouchement.
Épulis gravidique
- Observée chez 5 % des femmes enceintes.
- Masse rouge hémorragique, molle, généralement située dans la région papillaire.
- Indolore, apparaît au 2e trimestre et disparaît spontanément après l’accouchement.
- Traitement par exérèse chirurgicale en cas de douleur ou de gêne fonctionnelle, préférentiellement réalisé après l’accouchement en raison du risque de récidive.
Caries dentaires et abrasions
- L’augmentation des caries est liée à l’alimentation (sucres pour prévenir les nausées) et à une hygiène bucco-dentaire parfois négligée.
- Les abrasions, dues aux vomissements, affectent principalement les faces palatines des incisives supérieures. Des bains de bouche fluorés sont recommandés pour limiter ces dommages.
Mobilités dentaires
- Mobilité dentaire généralisée sans maladie parodontale, due à des changements minéraux dans la lamina dura et le système d’attache.
- Réversible après l’accouchement.
Modifications salivaires
- Augmentation du débit salivaire, surtout au cours des trois premiers mois, potentiellement liée aux perturbations digestives.
- Baisse du pH salivaire (de 6,7 à 6,2), réduisant le pouvoir tampon et augmentant le risque de caries.
- Acidification buccale renforcée par les nausées, vomissements et reflux gastro-œsophagiens.
Parodontites
- Non traitées, elles peuvent entraîner des risques de prématurité et de faible poids à la naissance.
- Causes possibles :
- Médiateurs inflammatoires (prostaglandine PGE2, interleukines IL-6 et IL-8) déclenchant des contractions prématurées.
- Germes parodontaux pouvant provoquer une vaginose par bactériémie.
4. Prise en charge odonto-stomatologique de la femme enceinte
La grossesse ne contre-indique pas les soins dentaires, mais ceux-ci nécessitent des précautions. Les prescriptions, anesthésies et radiographies intra-orales sont possibles avec des connaissances adaptées. La prévention reste essentielle, avec des conseils d’hygiène bucco-dentaire et alimentaire.
Radiographies : quels risques ?
Les rayons X peuvent avoir une action embryolétale (mort de l’embryon) ou tératogène (malformations), surtout pendant les deux premiers mois (organogénèse). Cependant :
- L’exposition fœtale est minime (0,004 rads pour une radiographie crânienne, 0,00001 rads pour un bilan rétro-alvéolaire avec tablier plombé).
- Les clichés intra-oraux ou panoramiques sont sans conséquence significative, car l’irradiation est faible et éloignée du bassin.
- Précautions :
- Clichés limités aux cas d’urgence (pulpite aiguë, parodontite apicale, abcès, cellulite).
- Utilisation obligatoire d’un tablier plombé.
- Report des radiographies non urgentes après le 1er trimestre.
- Contre-indication formelle de l’examen sialographique (risque d’insuffisance thyroïdienne fœtale).
Anesthésie et grossesse
Choix de la molécule
Durant la grossesse, la réduction du taux de α-1 glycoprotéine augmente la fraction libre des anesthésiques, augmentant leur toxicité maternelle et fœtale. Les molécules les moins toxiques sont privilégiées :
- Articaine : Molécule de choix (< 25 % de passage placentaire).
- Lidocaïne : Acceptable (55 % de passage placentaire).
- Bupivacaïne : Risque de toxicité cardiaque, à utiliser à faible dose.
- Spartocaïne, mépivacaïne, prilocaïne : Contre-indiquées (risques d’accouchement prématuré, métabolisation impossible par le fœtus, méthémoglobinémie).
Vasoconstricteurs
- Autorisés pour réduire la quantité d’anesthésique injectée et sa toxicité.
- Précautions : aspiration avant injection pour éviter une injection intravasculaire, concentration à 1/100000 pour limiter la réduction du flux utérin.
Prise en charge bucco-dentaire : une démarche trimestrielle
Premier trimestre
- Période d’organogénèse, sensibilité accrue aux effets tératogènes et risque d’avortement (1 grossesse sur 5).
- Limiter les interventions en raison des nausées, malaises et fatigue.
- Actions possibles :
- Examen clinique et évaluation des besoins.
- Motivation à l’hygiène dentaire (brossage avec brosse souple, éviter le brossage post-vomissements, rinçage avec bicarbonate de sodium).
- Prescription de bains de bouche fluorés pour limiter la déminéralisation.
- Détartrage ou nettoyage prophylactique.
- Conseils alimentaires (réduire les grignotages, préférer les aliments neutres ou protecteurs comme les produits laitiers).
- Traitements invasifs limités aux urgences (douleur, infection), avec séances courtes.
Deuxième trimestre
- Période idéale pour les soins, le fœtus étant plus développé et la patiente en meilleure condition.
- Privilégier les traitements restaurateurs.
- Traitements complexes (chirurgicaux, prothétiques) et endodontiques reportés après l’accouchement, sauf urgences.
- Utilisation d’un localisateur d’apex pour les traitements endodontiques afin de réduire l’irradiation.
- Amalgames :
- Éviter la pose ou la dépose (mercure passe la barrière placentaire, libération de 2 µg/jour, limite OMS à 10 µg/kg/jour).
- Dépose uniquement si indispensable, sous digue pour minimiser l’absorption de vapeurs de mercure.
- Éviter les agents d’éclaircissement (péroxyde d’hydrogène) et les chewing-gums (augmentation de la libération de mercure).
- Extractions simples, détartrage et surfaçage sans danger (Michalowicz, 2008).
Troisième trimestre
- Soins restaurateurs possibles en début de trimestre.
- Éviter les interventions après 7,5 mois en raison du risque d’accouchement prématuré et de compression de la veine cave inférieure (syndrome cave).
- Précautions :
- Position semi-assise, léger décubitus latéral gauche, coussin sous la hanche.
- Séances courtes.
- Traitements limités aux urgences (endodontiques, extractions sélectives).
Médicaments : prescrire ou proscrire ?
Selon la classification de la FDA (2001) :
- Catégorie A : Aucun risque démontré pour le fœtus.
- Catégorie B : Absence de risque démontrée sur animaux ou humains (selon études).
- Catégorie C : Risque possible sur animaux, pas d’études sur humains.
- Catégorie D : Risque démontré, mais bénéfice possible dans certaines situations.
- Catégorie X : Risque supérieur au bénéfice, contre-indiqué.
Antalgiques
- Paracétamol (catégorie B) : Antalgique de choix, sans danger (dose max. 4 g/j).
- Paracétamol-codéine (catégorie C) : Controversé, risque de syndrome de sevrage néonatal à fortes doses. Prescription ponctuelle possible (Descrois, 2005), mais évitée par certains (Bauser, 2002 ; Roche, 1996).
AINS et salicylés
- Risques : fœtotoxicité (constriction du canal artériel, effets cardio-pulmonaires/rénaux), allongement du travail, hémorragies.
- Catégorie C (1er et 2e trimestres), catégorie D (3e trimestre).
- Éviter aux 1er et 2e trimestres, contre-indiqués au 3e trimestre (AFSSAPS, 2003).
Antibiotiques
- β-lactamines (catégorie B) : Pénicillines (amoxicilline de choix) et céphalosporines sans danger.
- Macrolides : Spiramycine et érythromycine (catégorie B) pour les patientes allergiques à la pénicilline.
- Métronidazole : Controversé (effet cancérigène chez rongeurs, non prouvé chez l’humain). Évité au 1er trimestre (Lodi, Collège Américain, 1998), autorisé en France (AFSSAPS, 2002, catégorie B).
Corticoïdes
- Controversés. Évités par certains (Bauser, 2002 ; Roche, 1996), mais possibles en cure courte (prédnisone, prednisolone) selon d’autres (Descrois, 2005 ; Timour, 1999).
Antifongiques
- Amphotericine B, miconazole, nystatine : Peu de passage placentaire, mais usage limité par manque de données.
Anxiolytiques
- Benzodiazépines (catégorie D) : Risques tératogènes, à éviter.
Fluor
- Prescription remise en cause, aucun effet démontré sur la maturation dentaire fœtale.
5. Les problèmes potentiels en pratique quotidienne liés à la grossesse
- Gingivite et parodontites : Nécessitent une prise en charge précoce pour éviter des complications (prématurité, faible poids à la naissance).
- Érosions dentaires : Liées aux vomissements, nécessitant des rinçages au bicarbonate de sodium et des conseils diététiques.
- Urgences dentaires : Pulpite, abcès, cellulite doivent être traités rapidement pour éviter des effets délétères (douleur, toxines).
- Positionnement de la patiente : Éviter le décubitus dorsal prolongé au 3e trimestre pour prévenir le syndrome cave.
6. Précautions générales
- Mesure de la tension artérielle avant chaque séance (report si > 15 mmHg).
- Positionnement : Semi-assise, décubitus latéral gauche au 3e trimestre.
- Séances courtes pour limiter l’inconfort.
- Prévention : Conseils d’hygiène (brossage, bains de bouche fluorés, chlorhexidine) et alimentaires (réduire sucres/acides, privilégier produits laitiers).
- Radiographies : Limitées aux urgences, avec tablier plombé.
- Anesthésiques : Préférer l’articaïne, éviter spartocaïne, mépivacaïne, prilocaïne.
- Médicaments : Privilégier les catégories A et B, éviter les AINS au 3e trimestre.
II. La femme allaitante
L’allaitement consiste à nourrir le nourrisson grâce au lait produit par les glandes mammaires, activé par la tétée. L’OMS recommande un allaitement exclusif jusqu’à 6 mois, bien que l’allaitement mixte soit fréquent pour des raisons pratiques.
Prise en charge odonto-stomatologique de la femme allaitante
Tous les soins bucco-dentaires sont possibles, mais des précautions s’imposent pour les prescriptions médicamenteuses en raison de leur passage dans le lait maternel.
Prescription médicamenteuse
- Facteurs influençant le passage dans le lait :
- Diffusion passive et transport actif.
- Propriétés physicochimiques (forte liaison aux protéines, faible liposolubilité, poids moléculaire élevé, courte demi-vie, faible ionisation).
- Fréquence, posologie, durée et voie d’administration.
- Précautions :
- Prendre les médicaments juste après l’allaitement pour minimiser la concentration dans le lait.
- Surveiller les signes chez l’enfant (vomissements, diarrhées, éruptions cutanées) et arrêter le traitement si nécessaire, en consultant un pédiatre.
- Anesthésiques locaux : L’articaïne est la molécule de choix (dégradation rapide).
Thérapeutique des pathologies buccales
Traitement des lésions muqueuses
- Épulis gravidique : Disparaît après l’accouchement. Exérèse chirurgicale uniquement si gêne masticatoire, sinon motivation à l’hygiène.
- Lésions parodontales :
- Gingivite : Éducation à l’hygiène (brossage, chlorhexidine 0,12 %), détartrage si nécessaire.
- Parodontite : Traitement minimal, report des soins complexes après l’accouchement.
Traitement des lésions dentaires
- Caries :
- Nettoyage prophylactique, étanchéification des joints (ciment verre ionomère, composite fluide).
- Vernis à la chlorhexidine (Cervitec®) et fluoré (Fluoroprotector®) pour prévenir les caries et l’hyperesthésie.
- Obturation provisoire au verre ionomère, report de la pose d’amalgame.
- Pulpectomie avec hydroxyde de calcium en cas d’atteinte pulpaire, traitement canalaire complet au 2e trimestre ou post-partum.
- Érosions :
- Rinçage au bicarbonate de sodium après vomissements, éviter le brossage immédiat.
- Conseils diététiques : éviter aliments acides (citron, orange, vinaigrette).
- Gouttières de fluoration/protection.
Conclusion
La prise en charge odonto-stomatologique de la femme enceinte et allaitante n’est jamais anodine et nécessite une approche rigoureuse pour éviter des complications pour la mère et l’enfant. Les soins doivent respecter des précautions spécifiques, notamment en matière de radiographies, d’anesthésies et de prescriptions médicamenteuses. La prévention, par un examen bucco-dentaire précoce, des conseils d’hygiène et une alimentation adaptée, est essentielle pour réduire les risques, notamment les saignements gingivaux et les caries. Une collaboration étroite avec les professionnels de santé est indispensable pour garantir une prise en charge sécurisée et efficace.
Voici une sélection de livres:
- Guide pratique de chirurgie parodontale Broché – 19 octobre 2011
- Parodontologie Broché – 19 septembre 1996
- MEDECINE ORALE ET CHIRURGIE ORALE PARODONTOLOGIE
- Parodontologie: Le contrôle du facteur bactérien par le practicien et par le patient
- Parodontologie clinique: Dentisterie implantaire, traitements et santé
- Parodontologie & Dentisterie implantaire : Volume 1
- Endodontie, prothese et parodontologie
- La parodontologie tout simplement Broché – Grand livre, 1 juillet 2020
- Parodontologie Relié – 1 novembre 2005
La prise en charge odonto-stomatologique chez la femme enceinte et allaitante

Dr J Dupont, chirurgien-dentiste spécialisé en implantologie, titulaire d’un DU de l’Université de Paris, offre des soins implantaires personnalisés avec expertise et technologies modernes.